L'idée de « savoir » implique nécessairement ses porteurs, ses médiateurs, ses acteurs, soit l’ensemble de ces «figures du savoir » qui en assurent la transmission, en sont les réceptacles et les vecteurs. Par figures du savoir, nousentendons donc les personnes expertes à l’échelle locale qui agissent comme médiatrices dans les processus actuels de construction, de transmission et de valorisation des savoirs autochtones. Nous pensons aux personnes aînées, enseignantes (écoles primaire et secondaire), cheffes politiques et de territoire, guides spirituelles, intervenantes sociales, représentantes politiques, artisanes ou artistes, chasseuses, mais également aux plus jeunes (étudiant-e-s) qui s’engagent dans ces processus (Dussart, 2012). À plusieurs égards, ces personnes expertes interviennent comme participantes actives dans les projets de recherche des membres de l’équipe. Il importe également de reconnaître que de multiples entités non-humaines jouent elles aussi un rôle déterminant en tant qu'actrices du savoir. Nous pensons ici aux entités du territoire, telles que les rivières, les montagnes, les forêts, les animaux, mais aussi les ancêtres, les personnages des récits de la tradition orale (héros culturels, trickster), ainsi que les entités maîtres (comme Papakassiku, le maître du caribou chez les Innus). Il est reconnu, tant dans les sociétés autochtones que dans les milieux scientifiques, que ces entitésinspirent, influencent et agissent dans ces régimes de savoirs (Bellier, 2021 ; Litaiff, 2015 : 55). Les recherches de RobertCrépeau et Rogério Reus Gonçalves da Rosa au Brésil soulignent d’ailleurs comment : « certains animaux sont considéréscomme étant à l’origine du savoir que possèdent aujourd’hui les Kaingang » (2020 : p. 62). Il en va de même des rêvescomme sources de savoir (Poirier, sous-presse). Ces « figures » individuelles ne doivent cependant pas masquerl’importance des réseaux de savoirs, fruits de contributions intergénérationnelles et communautaires, incorporant les expériences collectives, les connaissances et les pratiques des membres d'unecommunauté (Colpron, 2009 et 2013). Cet axe est donc conçu de façon à articuler les considérations liées aux différents projets de recherche de nos membres dans lesquels sont menées des réflexions sur les figures de savoirs. Nous mobiliserons ici les concepts de « projet de vie » (Blaser, 2013) et de résurgence (Coulthard, 2014) pour mieuxcomprendre la portée et la pertinence des parcours de vie, qui s’inspirent de différentes sources de connaissances et les mobilisent, dont les expériences liées au territoire et aux entités qui l’habitent. Ici, les concepts de « personnes » et de «corps » nous apparaissent incontournables (Jérôme, 2024 ; Dussart, 2024 ; Dziubinska, 2017 et 2019). Dans cet axe, comme dans les autres, nous ne pourrons faire l’économie d’une réflexion diachronique sur ces figures et sur la manière dont elles ont été considérées par un autre type de figures, soit celles des institutions étatiques. Nous sommes ainsi convaincus de la nécessité d’interroger les relations développées par les acteurs autochtones avec les représentant-e-s desinstitutions coloniales (voir Gagné et Jérôme, 2024a ; Bousquet, 2024 ; Gélinas, 2024), comme les missionnaires, lesagents gouvernementaux, les juges, le personnel des milieux de la santé ou de l’éducation, afin de mieux comprendre les situations contemporaines et les positions des institutions face à la reconnaissance de ces savoirs locaux. Ce double regardsur les figures du savoir nous permettra ainsi de réfléchir aux liens entre les concepts d’autorité et de responsabilité, de transmission et d’éducation ou encore, sur le plan religieux, de conversion et de réception (Laugrand, 2002).
Plusieurs projets de recherche individuels et en partenariats intègrent un ou plusieurs éléments liés à cet axe.Celui-ci visera à documenter plus spécifiquement les stratégies de reconnaissance et de patrimonialisation des savoirsautochtones au sein de différents espaces et institutions, que ceux-ci soient autochtones, gouvernementaux ou issus de la société civile (Wattez, 2023). Plusieurs chercheur- e-s de notre équipe ont montré comment la traduction, la protection ou même la mise en scène de ces savoirs dans des sphères et institutions conventionnelles de la société dominante relèved'une véritable « diplomatie ontologique » (Gélinas, 2021 et 2024). La valorisation des « savoirs bioculturels » locaux (Hall, 2019 ; Coudurier, Girard et Hall, 2022) et de ses acteurs dans les régimes de conservation de la biodiversité, comme la valorisation des voix autochtones dans les pratiques muséologiques (Desmarais et Jérôme, 2018 ; Delamour, 2021 ; Gagné, 2012 et 2013), témoigne de la nécessité d’une éthique de la collaboration. Cette diplomatie ontologique implique un effort constant pour reconnaître et intégrer les perspectives et les connaissances locales et autochtones dans des cadres souvent dominés par des paradigmes occidentaux. Nous questionnerons les manières dont les interactions entre les détenteurs de savoirs traditionnels, et les institutions académiques ou gouvernementales peuvent garantir que ces savoirsne sont ni déformés, ni exploités, ni essentialisés. Par ailleurs, nous interrogerons non seulement les espaces de transmission comme le territoire et les réseaux familiaux et communautaires, mais aussi les lieux d’enseignement (écoles et universités), les centres culturels et musées, les projets touristiques ou de protection du territoire (aires protégées) ausein et à l’extérieur des communautés (Jérôme, Ottawa et Petiquay, 2020). Les institutions scolaires et universitaires jouent un rôle crucial en intégrant les connaissances autochtones dans leurs programmes. Or, dans la perspective d'une « prise en charge de l’éducation par et pour les Autochtones » (Marcotte et Éthier, 2023), la décolonisation de ces lieux etde l'imaginaire de ce que constitue une connaissance ne sont qu'un volet d'une nécessaire remise en question plus générale(Jérôme, Ottawa et Moar, 2020). Notre équipe poursuivra ainsi l’analyse de l’appropriation par les groupes autochtonesde ces contextes comme des espaces politiques d’affirmation identitaire, mais aussi comme des espaces où se tissent de nouvelles significations sociales, rituelles, cosmologiques, mémorielles ou encore de guérison. Outre les institutions éducatives (écoles) et culturelles (musées), mentionnons également d’autres institutions qui feront l’objet d’une attention particulière, comme la Commission sur la Biodiversité, le Forum permanent des peuples autochtones ou la courinteraméricaine des droits humains.
Il s’agira dans cet axe de réfléchir au statut des archives produites par différents acteurs (missionnaires, anthropologues, fonctionnaires…) et de le mettre en lien avec celui des traditions orales et textuelles locales. Pour « comprendre les dynamiques de ce qui est en train d’exister, en train de se passer, en train d’advenir» (Agier, 2017: 926) au sein de ces relations marquées par le colonialisme, nous ne pouvons pas faire l’économie de l’histoire. Cet axe s’inspirera donc des enseignements méthodologiques et théoriques de ce qui fut qualifié de « tournant archivistique » en anthropologie (Stoler,2009; Poncet, 2019; Gagné et Jérôme, 2024a). Il sera donc nécessaire de s’engager avec les archives pour déceler dans ces silences les voix et les mémoires qui furent effacées, marginalisées ou reformulées. Nous proposons ici d’interroger les multiples formes des archives, que celles-ci soient écrites, orales, peintes, sculptées, chantées, dansées, inscrites dans le paysage ou dans l’architecture. Les archives sont considérées comme une forme de savoirs spécifiques, qui fait l’objet d’une attention particulière aujourd’hui. Différents groupes autochtones expriment leurs préoccupations quant à la préservation et à l'accessibilité à ces sources de savoirs(DeLargy Healy, 2011) qui constituent un élément crucial de la résistance culturelle et sociale et qui impliquent autant des pratiques sociales traditionnelles que l'intégration de technologies numériques et de pratiques sociales innovantes (plateformes éducatives numériques). Il est également impératif de se pencher sur les contraintes auxquelles les chercheur-e-s sont confrontés en matière d'archivage des données et des documents personnels, afin d'éviter la perte potentielle de données précieuses (Gaertner, 2023; Jamin et Zonabend,2001-2002; Zeitlyn, 2019).Ces préoccupations soulignent la nécessité d'une réflexion stratégique sur la manière dont les résultats de la recherche d'aujourd'hui se transformeront en archives de demain, sur les modalités de la conservation et de la gestion de ces données, et plus largement sur les politiques du savoir. Il s'agit notamment de questionner les formes d'accessibilité et d’utilisation à long terme des documents archivés par les groupes autochtones, et de leur caractère durable (voir Curran et White-Radhakrishnan [à paraitre] pour un exemple australien). Dans cet axe, nous ne nous limiterons pas aux archives écrites, et porterons une attention particulière aux langues autochtones (Simpson, 2018) et aux sources orales, en nous intéressant aux concepts vernaculaires, aux savoirs, aux normes et aux pratiques véhiculés par la tradition orale, entendue comme «un ensemble très vaste qui, selon les cultures, inclut différents types de «textes», dont les récits historiques, mais aussi des récitssur les origines, des contes, des formules, des comptines, des proverbes, des chants…» (Vincent,2013; Simpson,2018).
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